Éléments de réflexion .I

Éléments de réflexion.I

Or, ce qu'il y a de tragique dans notre situation, c'est que, tout en étant convaincu de l'existence des vertus humaines, je puis néanmoins nourrir des doutes quant à l'aptitude de l'homme à empêcher l'anéantissement du monde que nous redoutons tous. Et ce scepticisme s'explique par le fait que ce n'est pas l'homme lui-même qui décide, en définitive, du sort du monde, mais des blocs, des constellations de puissance, des groupes d'États, qui parlent tous une langue différente de celle de l'homme, à savoir celle du pouvoir. Je crois que l'ennemi héréditaire de l'homme est la macro-organisation, parce que celle-ci prive du sentiment, indispensable à la vie, de sa responsabilité envers ses semblables, réduit le nombre des occasions qu'il a de faire preuve de solidarité et d'amour et le transforme au contraire en codétenteur d'un pouvoir qui, même s'il paraît, sur le moment, dirigé contre les autres, est en fin de compte dirigé contre lui-même. Car qu'est-ce que le pouvoir si ce n'est le sentiment de n'avoir pas à répondre de ses mauvaises action sur sa propre vie mais sur celle des autres ?

Stig Dagerman, La dictature du chagrin


Je suis une façon d'insensé, rêvant de Beauté et d'impossibles justices. Vous rêvez de jouir, vous autres, et voilà pourquoi il n'y a pas moyen de s'entendre.
Seulement, prenez garde. La salauderie n'est pas un refuge éternel, et je vois une gueule énorme qui monte à votre horizon. On souffre beaucoup, je vous assure, dans le monde cultivé par vous. On est sur le point d'en avoir diablement assez, et vous pourriez récolter de sacrées surprises...

Léon Bloy, Le désespéré


Comme chacun se croit suffisamment capable de justice, chacun croit aussi qu'un système où il serait puissant serait assez juste. C'est la tentation que le diable a fait subir au Christ. Les hommes y succombent continuellement.

Simone Weil, L'enracinement


Mais l'homme, le sujet, lui, reste ici ; en cet endroit, sans qu'il lui soit possible d'habiter comme sa propre maison, comme un lieu que l'on ne saurait perdre, ces pures sphères de la pensée, et sans pouvoir renoncer à leur présence. S'il choisit de les habiter malgré tout, il ne se sentira plus solidaire de ceux qui ne font pas ce choix.

María Zambrano, Notes pour une méthode